Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.

5 mai 2010

Pensées au bord du précipice

Une chose évidente aujourd’hui : s’il n’y a plus de sens, c’est parce qu’il n’y a plus de vie. Avec la vie vient le pouvoir. Certains sont en vie, d’autres, puisent autour d’eux la vie qui leur fait défaut, se nourrissent d’une énergie usurpée. Plus ce processus agit, moins la personne se voit telle qu’elle est, plus elle se voit comme l’illusion qui permet de s’approprier l’attention des autres. La vieillesse est envieuse de la pureté et de l’innocence des nouveaux nés.

Un nouveau-né est simplement cela : une âme qui puise naturellement de la vie tout ce dont elle a besoin, et se développe harmonieusement. Le nouveau-né recevra ensuite des chocs, la centre vital de son être perdra du terrain, reculera. Au lieu d’agir librement, pour éviter de souffrir, un automatisme agira à sa place, à sa place. De sorte que l’être ne se reconnaitra plus lui-même. C’est l’état de « robot ». Un robot n’est pas en vie, simplement parce que l’automatisme mis en place suppose une récompense.

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Ignorant de la vie intérieure considérée comme dangereuse, les actes addictifs mécaniques seront préférés aux actes réels pour faire tourner le « circuit de la récompense ». Ainsi la liberté s’enfuit, et la prison de la répétition apparaît. Ne rien attendre du monde, se désintéresser de toutes les « récompenses » possibles, car vaines, est nécessaire pour retrouver l’état de « nouveau-né ». Puis les actes authentiques venant du principe vital en soi-même doivent petit à petit remplacer les automatismes qui, privés de leur source, périclitent.

Emmuré en soi-même, la réalité n’apparait que de façon déformée, duale : d’un côté ce qui menace l’image donnée de soi-même dans le monde, qui réveille la peur du « choc » primitif, d’un autre côté, ce qui semble bénéfique, qui peut alimenter l’illusion de soi et le circuit de récompense. Cette division entre bon et mauvais induit un état de trouble, état partagée entre crainte du mauvais et attente du bon. La crainte du mauvais n’est pas un réel bonheur, l’attente du bon n’est pas non plus un réel bonheur. Le « bonheur » est inexistant. Le « bonheur » ne se trouve pas dans le temps.

Un nouveau-né est directement placé devant la réalité, il perçoit tout sans distinction, car il n’a pas encore appris à étiqueter tels ou tels signaux comme « bons » ou « mauvais ». Ainsi, il « vibre » avec le monde, se nourrit de l’énergie éternelle du monde, hors du référentiel de temps et d’espace. Mais le nouveau-né est fragile et se retrouvera tôt ou tard placé devant un choc qu’il ne pourra pas « gérer ». Il devra alors se diviser, se replier, s’intérioriser, se fragmenter. Casser cette attention qu’il avait envers la réalité, perçue à présent comme « dangereuse », menaçante.

A la place de la souplesse s’installe l’ordre, mais rien de solide ne dure longtemps. Toute l’énergie vitale est alors accaparée par l’effort de « soutien » de ce qui est « solide » en soi. La liberté n’existe plus. Au cours de la vie, on assiste à l’éloignement progressif du « moi réel » primitif et originel, qui se retire du monde. Très souvent, ce « moi réel » finit par dépérir dans l’obscurité de la personnalité illusoire. Beaucoup de personnes se meuvent ainsi sans aucune vie.

Dans un processus de « retour à la vie », deux voies sont disponibles au chercheur. La plus tentatrice est certainement celle d’une accumulation de force vitale, glanée ici et là, ou plutôt : volée. Cette voie semble plus facile, car elle ne nécessite pas la « mort » de la personnalité illusoire. Depuis l’illusion, la force est accumulée, par tous les moyens possibles, de manière vampirique. Cette force est la « mot perdu » des maçons, le phallus d’Osiris jeté dans le Nil. C’est la force créatrice pure, c’est également l’obélisque et le monolithe de 2001 l’odyssée de l’espace. Les individus ayant suivi ce chemin peuvent légitimement se dire « en vie », mais ce pouvoir est volé. Il ne vient pas du plus profond d’eux-mêmes. L’intellect est vénéré, car lui seul peut maîtriser les dernières pulsions émotionnelles venant de l’intérieur de soi. Ainsi partout, nous retrouvons ce symbolisme solaire, ce culte de la Lumière, que ce soit dans le symbole de Mithra triomphant du taureau, de l’aigle enserrant le serpent, du chevauchement du tigre ou du dragon... Les exemples sont innombrables. Les émotions sont considérées comme « étrangères » à soi, elles ne sont pas acceptées de façon neutre, un regard critique en empêche leur reconnaissance (catharsis) et l’immédiateté devient sinuosité, perversité.

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Une autre voie à disposition du chercheur est celle de la mort de la personnalité factice qui remplace le « moi réel ». C’est une voie du retour vers la réalité, la vérité, la pureté et l’origine de Tout. C’est un plongeon d’oiseau qui aperçoit un poisson argenté dans la mer. Cette voie suppose le sacrifice de soi, un tournoiement vertigineux. Elle demande l’acceptation de toutes les déviations qui ont mené à l’enfouissement du « moi réel », c’est un pardon qui demande de revivre son passé, de revivre la souffrance de l’âme blessée. Revivre chacune des souffrances de l’âme, désormais placées à la lumière du jour, permet leur cicatrisation. Le pouvoir revient ensuite naturellement. C’est une voie qui demande la recherche impartiale de vérité avant la recherche de pouvoir.

Pour le « moi réel », le temps n’existe pas. Le « moi réel » est au-delà du temps, c’est pourquoi il est possible d’entrer en contact avec lui durant la vie et que toujours, une impression d’éternité apparaît. Les prises de consciences qui restent gravées à jamais dans la mémoire prouvent la permanence en arrière-plan de ce « moi réel ». L’éternité est perdue, et nous sommes placés dans la finitude, le temps, et la mort. Seule la personnalité craint d’être désintégrée, d’être placée devant ses incohérences, ses contradictions internes. L’âme est reniée. L’âme est bafouée, elle est la seule victime.

Chaque seconde de sa vie doit être consacrée à redécouvrir à temps cette âme en danger de mort, dans la forêt obscure, entourée de loups. En tant que source de vie, elle est au-delà de toute contingence. Le remord doit être éprouvé, le remord de l’oubli de l’âme. Le remord qui, au soir de la vie, martèle : « qu’ai-je fait ? » Une éternité perdue pour une lumière tamisée. Il faut éprouver la « dévotion pour quelque chose de lointain, depuis la sphère de notre tristesse » (Tu Fu).

L’âme est la rivière aérienne, qui chante et bouillonne. Pourquoi arrêter son cours, former des étendues de marécages stagnants ? Les assécher suppose l’évacuation de l’eau, suppose la création d’une brèche, qui induit obligatoirement une période « sombre » pour la personnalité qui se disloque. Il faut être certain d’avoir vu la source originelle, et la suivre avec beaucoup de cœur, sans crainte, avec abandon, au travers des dangers. Mais un « fil » existe dans ce labyrinthe. C’est un fil de lumière, un rayon, souvent lointain, souvent réfléchi sur de nombreux miroirs. C’est une lointaine lune, une laineuse lumière, une lente lanterne, frémissante. Mais ce fil existe.

Sans ce processus de réintégration, la force que chacun de nous possède en quantité limitée est dépensée dans la « vie », la « génération ». C’est une force qui chaque jour, nous donne l’espoir de continuer, dans l’état qui est le notre. Pour d’étranges raisons, nous avons tout oublié, et la flamme, n’est pas encore née. Chaque nuit, nous oublions tout. Et le matin, nous recommençons. Nous trouvons le courage de continuer, malgré le délabrement qui est le notre. Dans ces conditions, l’échec est assuré. Utilisée jusqu’à épuisement, la machine faillira, et devra être abandonnée. C’est la conséquence de la déperdition, déperdition effectué automatiquement, comme si « quelqu’un d’autre » agissait à notre place, et que toute notre vie, nous n’avions qu’une place d’observateur, en retrait. Dans tous les cas, nous n’aurons pas atteint notre destination, et la mort nous prendra.

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Avant que l’âme ne puisse revenir dans toute sa splendeur, une puissance doit s’élever en nous, qui puisse s’opposer à la déperdition, s’opposer à la mécanicité, et maintenir notre vigilance, notre « proximité avec le réel ». Vigilance : avoir une conscience entière et simultanée de ses sensations, ses sentiments, et ses pensées, qui tous participent à l’ensemble de notre être. Leur unification est une faculté de l’Axe conscient et vide, l’axe qui relie ciel et terre. Avez-vous déjà ressenti une émotion lorsque vous étiez plongé dans vos pensées ? Avez-vous déjà ressenti une sensation lorsque de vives émotions vous emportaient ? Avez-vous déjà pensé clairement lorsque vous étiez troublé par autre chose ? Pourtant, tout ce qui était ignoré existait. Nous sommes de perpétuels amputés. Certaines impressions nous forcent à être attentifs – douleur, passion, contradiction interne – mais quel dommage de n’être éveillé qu’au bord du précipice.

Notre personnalité, creuse, revient toujours à la surface. Creuse, elle est toujours emportée par le courant. Une puissance doit avoir suffisamment de poids pour agir comme une ancre, comme une force capable de s’opposer au courant. C’est seulement lorsque la source est proche que l’âme peut réellement « s’incarner » et transfigurer toute la personnalité.

Auparavant, une puissance doit s’opposer à tout ce qui n’est pas utile dans le processus de réintégration. En premier lieu, toutes les émotions négatives. La peur est déperdition. Mais les émotions ne doivent pas être bloquées, mais vécues en conscience, sans le contrôle du jugement. Le calme ne peut revenir que lorsque quelque chose de puissant existe en soi, qui par son magnétisme, empêche de s’oublier soi-même. Dans toutes les situations de la vie, nous sommes « pris » par une pensée, une anxiété, une envie, ou quoi que ce soit d’autre. La pensée, le sentiment, et le corps sont accaparés, obnubilés, prisonniers. Nous nous énervons pour ceci, pestons pour cela, rêvons à ceci, sommes attirés par cela. L’optimisme nourrit l’illusion, et la machine « avance toute seule ». Peu après nous nous rendons compte de l’idiotie de ces courses effrénées. Mais déjà, un autre mouvement nous emporte ailleurs. Peu à peu nous nous éloignons de toute réalité. La condition de l’homme est très grave. La mort le guette à chaque instant, mais il continue à avancer.

L’âme sait que la mort n’est pas une fin, car l’âme est dans le présent, elle danse avec le monde, en harmonie. L’âme ne s’inquiète ni de la mort, ni ne regrette le passé. Car tout est présent éternellement. Un souvenir peut être tout aussi vif aujourd’hui qu’hier. Le souvenir revécu est un rappel et la certitude de l’existence future de soi procède de l’intention. Ni l’un, ni l’autre, ne participent du temps. Si tout existe éternellement pour l’âme, et que l’âme est éternellement présente, la mort ne l’affecte pas. Le temps n’est pas « gagné » ou « perdu », car le temps ne l’affecte pas. La conscience de la mort nous rappelle que nous existons aussi en dehors de la mort. C’est un appel destiné à quitter le non-sens et retrouver le sens, à retrouver son chemin, car il y a bien longtemps que nous l’avons quitté.

Une force gigantesque existe en nous. Si nous sommes opaques, remplis de superflu, nous serons entrainés par elle. Si nous sommes transparents, nous resterons immobiles dans l’éternité, dans la vie. Être transparent signifie : voir la réalité telle qu’elle est. Ce qui a été rejeté doit être récupéré, car c’est l’œil qui voit, qui brille. L’œil ouvert voit la Vérité, l’oreille attentive écoute la Vérité, le cœur épanouit aime la Vérité. Une vie ponctuée de deux ou trois « expériences mystiques » de quelques minutes est perdue, est idiotie, devant la possibilité d’une vie qui est perpétuelle expérience mystique.

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Tant de philosophes ont décrit cette expérience et se sont reposés sur elles, se sont endormis, alors que le moindre enfant est capable de le ressentir. Tant d’artistes ont cherché ailleurs ce qu’ils avaient en eux et devant eux. Mais tous ont échoué. Le sacré ne se mêle pas au profane, le sacré ne peut pas être vendu sur les foires des villages, il ne peut pas être utilisé pour renforcer l’égo. La vie du nouveau-né s’éteint pour le voleur d’oiseaux du paradis.

La vie du nouveau-né est la seule vie « normale » et saine, inaccessible à quiconque n’ayant pas vu et accepté pleinement son visage « horrible », ne s’étant pas sacrifié, transmuté et renouvelé dans le sang de ce visage, car ce visage, c’est tout ce que nous avons pour l’instant. La sève, le sang, retient une force qui chante. Seul un travail sincère peut ouvrir la voie à un « efflux » supérieur qui ordonne et purifie le vase brisé que nous sommes. Peut-être n’arriverons jamais, mais nous aurons prouvé que la bonté, l’affection, l’attention pour autrui peuvent triompher de la malice, du calcul, de la vilénie et de la méchanceté. En donnant, nous aurons prouvé notre amour de l’univers, cet univers qui nous donne et nous nourrit. Si ces quelques lignes laissent entrevoir qu’il existe un véritable Espoir, qui mérite une attention affectueuse et désintéressée, ce message aura atteint son but.

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