Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.

7 février 2006

Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéen

Le recueil de textes de l'ouvrage "Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéen" offre un aperçu de la négation de la philosophie nietzschéenne. Il en cherche à épingler les contradictions principales de l'oeuvre tout en usant de la généalogie...
Premier des fondements: le fait que toute chose soit contredisible: ce qui contredit Nietzsche est aussi Nietzsche...
André Comte-Sponville, comme à l'habitude, utilise un langage où sa répartie philosophique est utilisée en tant que fil conducteur de sa pensée; néanmoins, on admettra qu'il a bel et bien fait envolé quelque chauves-souris qui s'abritaient dans la caverne du grand moustachu:
"Penser Nietzsche: avec lui, contre lui. Au fond, c'est la même chose. On sait, tous les commentateurs l'ont relevé, qu'il a pratiqué plus que quiconque l'autocontradiction, comme disait Jaspers, qu'on peut "chez lui, presque toujours, trouver une appréciation et son opposé", au point qu'il semble qu"il ait sur toutes choses deux opinions"[1]. (...) Voilà un philosophe pour tous les goûtes, et pour tous les dégoûts ! Et apte, c'est bien commode, à couvrir d'avance vos cotnradiction, palinodies ou reniements... Qui dit mieux ? Quoi de plus ennuyeux, inversement, quoi de plus suspect qu'une philosophie cohérente ? Que trahit cette peur de la contradiction, du revirement, de la déraison ? De quoi est-elle le symptôme ? De qui est-elle le masque ? L'interprétation et la généalogie pourront là s'en donner à coeur joie, considérer la logique, ainsi que faisait Nietzsche, comme une marque de faiblesse et érigera en force ce qu'il y a de plus manifestement déraisonnable - illogique, passionnel, parfois délirant - dans la pensée de notre auteur. En revanche, une telle "prolifération de contradictions", une telle "duplicité contredisante", si elle fait le bonheur du commentateur, rend fort difficile toute tentative de discussion sérieuse. Quelle que soit la thèse que vous voudrez critiquer, le premier nietzschéen venu, et ils sont légion, pourra touujours vous objecter que Nietzsche a dit exactement le contraire - et le pire c'est que le nietzschéen aura raison, presque toujours, non certes que vous avez prêté à Nietzsche une thèse qu'il n'aurait pas soutenue, mais parce qu'il a toujours, soutenu aussi la thèse inverse, de telle sorte que "ne laissant à personne le soin de le contredire", comme dit joliment François George, Nietzsche rend fort inconfortable la position de quiconque prétend le faire à sa place ou après lui !
(...)
Il y a quelque chose dérisoire dans la façon dont Nietzsche puis les nietzschéens voulurent y voir le commencement d'une nouvelle humanité. Marx, en sont temps, eu la même prétention, et l'histoire, après avoir fait mine de lui donner raison, lui donna tort aussi.
(...)
Je n'ai jamais pu parler de Nietzsche calmement. Cela tient à son génie, sans doute, à ce qu'il y a en lui de survolté, d'explosif - 'je ne suis pas un être humain, disait-il dans Ecce Homo, je suis de la dynamite."
(...)
disons que je partageais avec Nietzsche - quoique j'y sois parvenu par de tout autres chemins: par le marxisme et la critique du marxisme - l'essentiel de ses refus: l'antiplatonisme (contre le monde intelligible), l'anticartésianisme (contre le cogito), l'antikantisme (contre la chose en soi et l'absoluité de la loi morale), l'antihégélianisme (contre la dialectique)... Pour un philosophe, cela fait beaucoup;
(...)
Je m'inventai même, pour mon usage personnel, un système d'quivalences approximatives mais commodes entre Nietzsche et Spinoza. Le surhomme était comme une version nietzschéenne du sage, l'éternel retour pouvait passer pour une métaphore de l'éternité, et la volonté de puissance n'était pas sans rapport, me semblait-il, avec le conatus...
Quant à la transmutation (ou l'inversion, ou le renversement, comme vous voudrez) de toutes les valeurs, il me semblait voit là comme un écho de l'immoralisme spinoziste,
(...)
C'est d'ailleurs ce qui me frappe souvent chez les nietzschéens, quand ils sont sympathiques: ils partent bille en tête contre la morale, ils prétendent renverser toutes les valeurs, amorcer une nouvelle ère de l'humanité, vivre par-delà le bien et le mal, etc., et au bout du compte ils se comportent comme vous et moi, à peu près honnêtement, à peu près vertueusement, bons pères et bons époux, quand ils le sont, et en tout cas les meilleurs amis du monde...

Note: [1] K. Jaspers, Gallimard, coll. "Tel", p.18, voir aussi p.418 et suiv. Même remarque chez Cioran; Nietzsche "s'entend à varier les déséquilibres. Sur toutes choses, il a soutenu le pour et le contre..." (Syllogismes de l'amertume, rééd. Gallimard, coll. "Idées', 1976, p.45)

Toutes les citations in Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, André Comte-Sponville :"La brute, le sophiste et l'esthète". Collecif, ed. Poche "essais",1991