Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.

1 novembre 2005

Petite anatomie du bonheur

Il existe quelques frontières à l'évolution favorable des individus. Sans doute le cadre en lequel les i. évoluent, la routine, et la corrélation ininterrompue d'actes, ne permet qu'une évolution sommaire des i. fondée sur l'expérience du vécu et de sa transmission. Cet entrelacement sans point d'arrêt empêche l'i. de s'essayer à la réflexion. Hormis certains moments de désespoirs, certaines fractures dans cette trame quotidienne, certains chocs émotionnels, rien ne fait s'arrêter l'i. Y est pour quelque chose également la crainte « de se retrouver en face ». Cela est une vacuité naturelle des i., mais, il ne faut pas s'y arrêter.

Il faut d'abord, je crois, (re)considérer le bonheur.

Tout homme veut être heureux; mais, pour parvenir à l'être, il faudrait commencer par savoir ce qu'est le bonheur.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou l'éducation


1- Le bonheur creux. Les synonymes les plus fréquents de bonheur sont: « joie [1], bien-être, plaisir, béatitude », c'est la peinture habituelle du bonheur, et sa définition « populaire » qui se rapproche même de l'idée de joyeux hasard: « Bonne fortune, chance favorable, occasion propice, événement propre à apporter quelque satisfaction ». Le bonheur est alors associé à la satisfaction, il vient combler un manque, de quelque nature qu'il soit, matériel, sentimental, ou de reconnaissance (se sentir admiré, reconnu,...).

La pyramide de Maslow, d'ailleurs, le hiérarchise bien.

Un des aspect du bonheur, bonheur tentaculaire, est donc la satisfaction multilatérale de ces besoins fondamentaux. Cette quête est celle qui est communément admise par la société et qui répond aisément aux caractères primitifs des i.

Que dire de l'affirmation « le bonheur est l'absence de douleur » ? Certes, la douleur empêche le bonheur de l'instant, or, généralement, nous n'éprouvons aucune vive douleur, pourtant ce n'est pas pour cela que nous nous disons bienheureux. Sans douleur il n'y a, en général, pas de bonheur pour autant, c'est une « simple » condition.

De plus, de nombreux récits bouddhiques d'hommes traversant d'intenses douleurs et se disant malgré cela dans une sérénité que peut d'entre nous sommes habitués à connaître, ne nuancent-ils pas l'axiome « soit douleur/soit bonheur » ?

2- Bonheur durable. Mais il existe aussi une sorte de bonheur détachée de l'articulation manque/satisfaction.[2] Ce bonheur, plus pur et plus élevé, vit hors des contraintes de la satisfaction. Son caractère fondamental est celui de la disparition ou dissolution de l'ego. Il est, à un degré extrême, connu des yogis, chamans, et expérimenté par la méditation, par des états seconds de conscience, ou par certaines pratiques. Ce bonheur vérace, est amplement corrélé à l'intensité de l'harmonie. Tant, que nous dirons qu'harmonie, simplicité et absence d'ego sont les constantes créatrices du bonheur. Cette-dite harmonie se décline sous plusieurs formes:

1/ harmonie avec la nature et environnement
2/ harmonie avec les êtres qui nous entourent et avec lesquels nous évoluons
3/ harmonie avec soi-même.
[3]

La contemplation, poésie, ou radicalement, la vie d'esthète ou ermite est un accès privilégié à l'harmonie de type 1/.


3- Le bonheur de la sérénité. C'est la conséquence quotidienne de la mise en oeuvre d'une entreprise d'harmonisation. « Dans le bouddhisme, le terme soukha désigne un état de bien-être qui naît d'un état d'esprit exceptionnellement sain et serein. » Il est abondamment présent dans les meilleurs souvenirs d'enfance. Pourtant, si c'était là le plus vrai des bonheurs, même l'enfant exposé à cela se saurait heureux. Las! Ce qui était pendant le jeune âge permit par l'in-conscience ne peut se retrouver, plus tard, que par la simplicité, avec cette fois-ci, bien heureusement, la conscience en surplus. Car l'enfant, naturellement, est dans l'harmonie. Sa matière a réflexion réside pour autant dans une mécanique besoin/satisfaction, ce qui empêche, pour souvent, le bonheur, d'autant plus que sans conscience, celui-ci ne peut exister. Car la conscience est une condition au bonheur, comme l'intelligence l'est pour la conscience. D'une conscience évoluée, il peut y avoir simplicité (Simplicité, cette fée de la haute conscience).

Ainsi, de la mise en application quotidienne d'harmonie, simplicité, et absence d'ego, il en advient ce bien-être, cette sérénité, qui distingue le bonheur des sages[4] de celui des superficiels.


Le « passage obligé »: l'expérience du néant et sa résolution dans l'oubli.

"La route du bonheur est peut-être la route de l'oubli."
Yasmina Reza, Une désolation

Il faut que l'empreinte du désespoir soit lisible dans l'individu bienheureux. La mélancolie qui résulte d'une harmonie étendue où l'ego est désagrégé confère une perspective au bonheur. Mêmement, comment saisir la réalité du bonheur si l'i. n'a pas, au préalable, expérimenté, et l'oubli, et la simplicité ? Il faut avoir aperçu la mélancolie pour songer l'oubli, il faut avoir apprécié la complexité vénéneuse de l'esprit pour concevoir la simplicité.

La question de l'oubli est omniprésente. Elle prend part dans la dissolution de l'ego car cela nécessite la capacité d'oubli de soi-même. Le bonheur social, les liens qui nous gratifient, décentrent l'ego, et, à plus haut degré, l'amenuisent. Il n'y a d'harmonie sans oubli.



Laborit :

Être heureux, c'est à la fois être capable de désirer, capable d'éprouver du plaisir à la satisfaction du désir et du bien-être lorsqu'il est satisfait, en attendant le retour du désir pour recommencer. On ne peut être heureux si l'on ne désire rien. Le bonheur est ignoré de celui qui désire sans assouvir son désir, sans connaître le plaisir qu'il y a à l'assouvissement, ni le bien-être ressenti lorsqu'il est assouvi.

  • Henri LABORIT, Éloge de la fuite (1976).
Cela dit peu. Nous sommes ici encore dans la logique manque/satisfaction. C'est ce qui est dit justement, " le retour du désir " le prouve. C'est un bonheur cyclique, uniquement agencé par le duet manque/satisfaction. Il n'est nullement constant - il est à dépasser.

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[1]« On peut appeler bonheur tout espace de temps où la joie paraît immédiatement possible » André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément

[2]Car, « Sur la nature même du bonheur, on ne s'entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord » Aristote, Éthique à Nicomaque

[3]« Qu'est-ce que le bonheur sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène ? » Albert Camus, Noces

[4]« Une bonheur si profond que « rien ne saurait l'altérer, comme ces grandes eaux calmes, au dessous des tempêtes » Georges Bernanos