Il n'est aucun empire humain, Au dessus de moi je ne vois que des oiseaux de mer.

8 octobre 2005

Trop de livre ?

Quelque part dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig rapporte ce mot de Léautaud : « On ne trouve plus de femmes de ménage. Elles écrivent toutes. » Elles ne sont pas les seules. Il est aujourd’hui beaucoup plus habituel de manier la plume que le plumeau.
Quelque quatre cent cinquante romans français, dont nous présentons ici une première sélection, paraissent en cette rentrée. Les chiffres records des trois dernières années sont égalés. Faut-il pour autant reprendre l’antienne selon laquelle on publie trop de livres ? Déjà au xviiie siècle l’abbé Dinouart déplorait les ravages de la graphomanie galopante dans L’Art de se taire. « Si tout le monde écrit et devient auteur, que fera-t-on de tout cet esprit et de tous ces livres dont nous sommes surabondamment excédés, inondés, submergés ?, se lamentait le bon abbé. Les auteurs naissent chez nous comme les champignons, et malheureusement, le plus grand nombre en a toutes les qualités. » Voltaire ne disait rien d’autre dans sa correspondance. Accablé par la prolifération des livres, il menaçait tout simplement d’arrêter d’écrire.
À quoi bon ? C’est la question que se pose à son tour Jean d’Ormesson, lui aussi découragé par la déferlante de la production romanesque. Constatant incidemment qu’en ses débuts il n’avait rien à dire, cet écrivain pourtant si doué pour le bonheur constate que désormais tout a été dit et s’avoue peu enthousiaste à l’idée d’en rajouter. « Il y a trop de romans, il en pleut de partout, le métier est gâché, la mauvaise monnaie chasse la bonne, on sent le bout du rouleau, écrit-il en ouverture de son nouveau livre, Une fête en larmes (éd. Laffont). Le seul projet qui pourrait encore me tenter, ce serait d’écrire des Mémoires. » Et de trousser le roman rêvé d’une vie, quelque chose d’aussi charmeur et volatil qu’une conversation mondaine, dans laquelle il revient sur des thèmes familiers – le château de son grand-père à Plessis-lez-Vaudreuil, sa fascination pour Chateaubriand, les paradoxes du temps qui passe. Parfois on le sent tenaillé par ce constat de Baudelaire, qu’il aime à citer : « Je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’écrire quoi que ce soit à qui que ce soit. »
Mais rassurons Jean d’Ormesson. Il a eu raison de persévérer. On ne publie pas trop de livres. Ce sont les lecteurs qui ne sont pas assez nombreux et motivés pour s’y intéresser. Comment imaginer une société si exsangue et atone qu’elle ne produirait chaque année qu’une brassée de romans ? L’abondance éditoriale est un signe rassurant : si l’on entreprend d’écrire, c’est d’abord parce que l’on aime lire. Laissons le dernier mot à Charles Dantzig puisqu’il nous a soufflé le premier, et que son Dictionnaire égoïste (éd. Grasset) est l’un des grands bonheurs de cette rentrée : « Les critiques disent qu’on publie trop. Ils ont raison. On publie trop leurs livres. »

Jean-Louis Hue